Résumé
Entre décembre 2010 et avril 2011, le conflit armé né de la crise postélectorale a entraîné de nombreuses pertes en vies humaines et des déplacements massifs de populations, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays. Les estimations1 en date du 20 février 2012 faisaient état de 95 414 ivoiriens qui seraient encore réfugiés dans les pays de la sous-région, principalement au Libéria (73%) et au Ghana (10%). Selon les mêmes sources, le pays compterait 98 502 déplacés internes hébergés dans des familles hôtes (86%) ou installés sur des camps (14%).
Bien que la situation sécuritaire et sociopolitique se soit nettement améliorée depuis le deuxième semestre 2011, plusieurs poches de vulnérabilité continuent d'exister, notamment à l'Ouest du pays.
C'est dans ce contexte qu'intervient la présente étude dont l'objectif est de faire une évaluation de la sécurité alimentaire des ménages affectés par la crise postélectorale en intégrant dans l'analyse tous les facteurs et risques de vulnérabilité alimentaire découlant de la crise.
L'étude a été financée par le PAM et la FAO et a été réalisée en étroite collaboration avec le Ministère de l'Agriculture et l'Institut national de la statistique (INS).
Comment l'évaluation a-elle été réalisée ?
Les données ont été collectées auprès de 1 764 ménages repartis dans 133 villages et deux camps de déplacés, dans les régions de l'Ouest, du Sud-ouest et du Centre-ouest.
Deux sources de données ont été combinées pour rendre compte des trois piliers de la sécurité alimentaire : les indicateurs d'accès ont été renseignés à partir des données collectées auprès des ménages, des informateurs-clés et des groupes de concertation (données primaires), tandis que l'analyse des disponibilités alimentaires et de l'utilisation des aliments s'est appuyée sur la revue des données secondaires.
Où se trouvent les personnes en insécurité alimentaire ?
L'approche est basée sur le cadre conceptuel d'analyse de l'insécurité alimentaire et de la vulnérabilité adopté par le PAM. Selon ce cadre analytique, les disponibilités alimentaires, l'accès à l'alimentation et l'utilisation des aliments sont considérés comme des facteurs-clés de la sécurité alimentaire et sont associés aux avoirs des ménages, à leurs stratégies de subsistance et à l'environnement politique, social, institutionnel et économique.
L'approche est basée sur l'utilisation du score de consommation alimentaire comme indicateur proxy de l'insécurité alimentaire, après validation avec les principaux indicateurs d'accès de l'insécurité alimentaire. L'approche stipule qu'il existe des fondements théoriques suffisants pour assimiler une pauvre consommation alimentaire en termes de fréquence et de diversité à l'insécurité alimentaire courante.
Les ménages sont repartis en trois classes : insécurité alimentaire sévère (IAS), insécurité alimentaire modérée (IAM) et sécurité alimentaire (SA).
Les strates peuvent être classées en trois catégories : la première catégorie est composée des strates qui ont un niveau de prévalence global (insécurité alimentaire sévère et modérée) faible (1,3% et 9,8%) ; la deuxième catégorie concerne les strates avec une prévalence globale moyenne (19,8%) ; la troisième catégorie est composée des strates qui affichent un niveau de prévalence globale élevée (entre 32,8 et 41,8%).
Les strates à faible prévalence sont le Haut Sassandra (1,3%), Bangolo (8,2%) et le Bas Sassandra (9,8%). Avec 19,8%, Bloléquin peut être considéré comme une zone à prévalence moyenne. Les plus fortes prévalences sont observées à Toulepleu (41,8%), sur les sites de déplacés de Duékoué (35%) et à Bin Houyé et Zouan Hounien (32,8%).
La prévalence de la forme la plus sévère de l'insécurité alimentaire est observés dans les zones de Bin Houyé et Zouan Hounien (10,6%), à Toulepleu (18,3%) et sur les sites de déplacés de Duékoué (19,1%).
Quelles sont caractéristiques des personnes en insécurité alimentaire ?
Les groupes de populations les plus affectées par l'insécurité alimentaire sont les déplacés sur site, les retournés tardifs (après juin 2011) et les ménages hébergeant des déplacés.
Au sein de ces catégories de populations, l'insécurité alimentaire est plus accentuée chez les ménages qui ont des sources de revenus précaires, à savoir ceux qui dépendent des transferts d'argent, les travailleurs journaliers et ceux qui dépendent de la cueillette. Ces derniers survivent grâce à l'appui des autres membres de la communauté. En cas de choc, ils sont les premiers à basculer dans l'insécurité alimentaire.
Les résultats indiquent également que les ménages agricoles retournés après les semis de 2011 (après juin 2011) affichent des taux d'insécurité alimentaire plus élevés. Compte tenu de leur retour tardif, ils n'ont pas été en mesure de pratiquer l'agriculture pendant la campagne agricole 2011, situation qui les rend totalement dépendants du marché pour leur approvisionnement alimentaire.
Pourquoi ces personnes sont-elles en situation d'insécurité alimentaire et de vulnérabilité ?
L'analyse des bilans alimentaires sur les dix dernières années montre que la Côte d'Ivoire n'est pas confronté à un problème de disponibilités alimentaires. Le pays est autosuffisant en igname, manioc et banane plantain. Le déficit structurel en céréales est compensé par les importations de riz et de blé.
Ce constat généralement valable en situation normale mérite cependant d'être nuancé, au regard des conséquences de la crise postélectorale. Le conflit armé consécutif à cette crise a eu un impact sur les disponibilités alimentaires dans certaines localités du pays, notamment la région de l'Ouest.
Dans la région de l'Ouest, l'insécurité alimentaire est à la fois due à une baisse des disponibilités alimentaires locales et une accentuation des problèmes d'accès.
Face à l'insécurité généralisée découlant des nombreux combats survenus entre les forces belligérantes, les populations de l'Ouest ont été contraintes de fuir leurs villages pour trouver refuge dans d'autres localités de la Côte d'Ivoire ou au Libéria voisin. Les déplacements de populations se sont produits à partir de décembre 2010, en pleine période de récoltes. Avant de fuir, certains ménages n'ont eu d'autres choix que de brader leurs récoltes pour éviter que celles-ci ne soient pillées. Les ménages qui n'étaient pas en mesure de le faire ont dû abandonner leurs stocks alimentaires dans les greniers au village ou dans les campements.
Plusieurs facteurs ont contribué à la baisse des disponibilités alimentaires régionales :
? Le retour tardif des ménages agricoles : les retours se sont étalés sur toute l'année 2011, au fur et à mesure que la situation sécuritaire s'améliorait. En se basant sur le calendrier agricole, pour espérer faire les mises en place au plus tard en juin 2011, les ménages agricoles devaient être de retour avant mai 2011, pour faire les préparatifs de la campagne agricole (défrichage, brûlis). La moitié des ménages enquêtés (51%) se trouvent dans ce cas de figure, les autres (49%) étant retournés après cette période.
? Les difficultés d'accès aux semences : les récoltes de 2010 ont été pillées pendant les combats. Vu que les semences sont traditionnellement prélevées sur les récoltes, rares sont les ménages qui avaient des semences à leur disposition. Sur les rares marchés qui étaient encore fonctionnels pendant le premier semestre 2011, les semences et outils agricoles étaient sinon absents des étals des commerçants, du moins vendus à des prix prohibitifs.
? Les difficultés d'accès à la terre : la situation sécuritaire encore fragile à l'Ouest (présence d'hommes en armes, problème de cohésion sociale) constitue un véritable facteur limitant la reprise normale des activités agricoles dans certaines localités de l'Ouest. Le sentiment d'insécurité lié à la présence d'hommes en arme dans certaines localités a régulièrement entravé l'accès de certains ménages à leurs champs. Ces derniers n'ont pas été en mesure d'entretenir leurs champs, ce qui a entraîné une baisse de la production agricole.
Ces facteurs directement liés aux conséquences de la crise postélectorale ont entraîné une réduction des superficies mises en valeur par les agriculteurs de l'Ouest et, par conséquent, une baisse des productions vivrières en 2011. Les résultats de l'enquête indiquent que 71% des ménages ayant pratiqué l'agriculture vivrière estiment que les récoltes de 2011 sont en baisse par rapport à une année normale de récolte.
Le choc pluviométrique survenu pendant la saison agricole 2011 a également contribué à la baisse de la production agricole dans l'Ouest du pays. Ce choc s'est traduit par un arrêt brutal des pluies à des périodes cruciales du développement des productions végétales, entraînant ainsi un rabougrissement des plants. Le choc pluviométrique de 2011 s'est également traduit par un déficit hydrique.
A cette situation conjoncturelle s'ajoute les problèmes d'accessibilité alimentaire :
? Hausse des prix des denrées alimentaires : le marché constitue à 46% le principal mode d'accès à la nourriture des ménages enquêtés. L'achat représente le mode d'accès prédominant pour les aliments de base que sont le riz (73%), la banane plantain (52%) et le manioc (48%). Les acheteurs nets d'aliments éprouvent des difficultés pour accéder à la nourriture, compte tenu de la hausse des prix des denrées alimentaires de base. Sur la quasi-totalité des marchés ruraux, la tendance était en effet à la hausse des prix des produits alimentaires en 2012 par rapport à ceux de 2011. La plus forte hausse a été observée sur le prix du manioc (74%). Une tendance similaire a également été observée sur le prix de l'huile de palme artisanale (37%), le poisson congelé (33%), l'huile raffinée (27%), la viande de boeuf (23%), le riz local (22%) et le riz importé (14%).
? Baisse du pouvoir d'achat des ménages : nombreux sont les producteurs de rente qui n'ont pas pu vendre de cacao entre octobre et décembre 2011. Ceux qui ont pu le faire se sont contentés des prix souvent insignifiants qui leur étaient proposés par les pisteurs. En décembre 2011, l'écart entre le prix officiel (1 000 FCFA) et le prix bord-champ variait entre 388 et 513 FCFA dans certains villages de l'Ouest, ce qui représente un manque à gagner important.
La situation devrait-elle évoluer au cours des prochains mois ?
La situation décrite est celle qui prévalait au moment de l'enquête (janvier et février 2012). La seconde étape a consisté à faire une analyse prévisionnelle tenant compte de tous les facteurs susceptibles d'influencer positivement ou négativement la sécurité alimentaire des ménages. Plusieurs chocs pourraient affecter les moyens d'existence des ménages au cours des prochains mois : hausse des prix des denrées alimentaires, insécurité physique, déplacement forcé des populations, retard ou arrêt brutal des pluies, etc.
Au regard de l'évolution de la situation sociopolitique, la probabilité qu'un choc directement lié à une crise politique majeure se produise est faible, ce qui nous amène à isoler cette piste dans l'analyse des chocs les plus probables. Quant aux chocs pluviométriques, en l'état actuel des connaissances, aucun indicateur ne permet de les évaluer avec précision. De plus, si un choc de cette nature se produisait, l'impact réel ne pourra être évalué qu'à partir des prochaines récoltes, c'est-à-dire en octobre 2012.
Ces deux grandes pistes ayant été provisoirement écartées, la flambée des prix apparaît comme le choc le plus approprié à intégrer dans l'analyse de l'évolution de la sécurité alimentaire des ménages.
Dans un contexte marqué par la hausse généralisée des prix des denrées alimentaires et la baisse du pouvoir d'achat, les acheteurs nets d'aliments se trouveront dans l'incapacité d'accéder de manière durable à une nourriture suffisante et adéquate.
D'une manière générale, à l'exception des salariés et des commerçants, la sécurité alimentaire des autres groupes de moyens d'existence continuera de se dégrader, au moins jusqu'au mois d'octobre 2012, c'est-à-dire après les premières récoltes des productions alimentaires et à la veille de la campagne de commercialisation du cacao.
En effet, si aucun incident majeur ne se produit, la prochaine campagne de commercialisation du cacao pourrait être le point de départ d'une véritable relance des activités dans l'Ouest du pays. Vu que le cacao représente le "poumon" économique de l'Ouest, la prochaine campagne de commercialisation pourrait avoir un effet d'entrainement sur les autres secteurs d'activité et les autres groupes de moyens d'existence. En attendant cette échéance cruciale, de nombreuses personnes ne seront pas en mesure de satisfaire leurs besoins alimentaires de base sans appui extérieur.
Combien de personnes pourraient être affectées ?
Bien que la prévalence de l'insécurité alimentaire y soit faible (8,2%), la zone de Bangolo a été prise en compte dans l'estimation du nombre de personnes affectées. L'analyse prévisionnelle indique en effet que la situation pourrait rapidement se détériorer dans cette zone, où 41% des ménages se sont déplacés pendant la crise postélectorale et où 25% des ménages résidents continuent toujours d'héberger des déplacés.
Les risques de détérioration de la situation alimentaire dans ces zones ont été pris en compte pour estimer le nombre de personnes affectées et qui, par conséquent, se trouveront dans le besoin. Le calendrier agricole de ces zones montre que les prochaines grandes récoltes interviendront dans le courant du mois d'octobre 2012.
La prévalence de l'insécurité alimentaire globale observée au moment de l'enquête va par conséquent augmenter, notamment pendant la période de soudure dont le caractère précoce2 en 2012 traduit la sévérité du choc. Cette prévalence pourrait se situer entre 30 et 65%, en fonction des localités et selon l'impact de la crise postélectorale. Sur la base de cette hypothèse de travail, on estime à environ 260 000 le nombre de personnes qui ne seront pas en mesure de satisfaire leurs besoins alimentaires de base dans les localités de l'Ouest affectées par la crise postélectorale.
Recommandations
Malgré les nombreuses avancées enregistrées sur le plan politique et sécuritaire, l'Ouest de la Côte d'Ivoire est toujours confronté à une situation humanitaire préoccupante. La situation pourrait davantage se dégrader au cours des prochains mois. Des interventions visant à améliorer l'accès alimentaire et à protéger les moyens de subsistance des personnes les plus vulnérables devraient être initiées et renforcées au cours des prochains mois.